Le Déjeuner sur l’herbe, Édouard Manet, 1963 - Article

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La peinture mise à nu

Mais face à la désarmante simplicité du Déjeuner sur l’herbe, nul ne saurait résoudre l’analyse en un sens ou en un autre, ni l’assigner tout uniment au genre du paysage, du portrait ou de la nature morte. L’œuvre s’avère en effet singulièrement composite. Quelque chose dans la répartition des figures et dans leurs attitudes remonte loin dans l’histoire de l’art, et cependant appartient résolument à son temps. D’autant que les quatre modèles sont aisément reconnaissables comme étant, à des degrés divers, des familiers du peintre : Ferdinand Leenhoff (5), qui devient son beau-frère l’année même du tableau, Eugène Manet (6), son frère, allongé, Alexandrine Meley (7) au fond, la future madame Zola, et Victorine Meurent (8) devant eux.

L’impression de désorientation que produit Le Déjeuner sur l’herbe sur le spectateur tient par conséquent au fait que si la toile de Manet dévoile les sources dont il s’inspire, celles-ci n’en facilitent pas pour autant l’interprétation, du moins pas avec l’exigence de sérieux caractérisant a priori l’élucidation iconographique. Manet lui-même désignait la toile comme La Partie carrée, référence grivoise et artistique tout à la fois, puisqu’un tableau d’Antoine Watteau de 1713, plus pudique mais non moins licencieux, porte le même titre.

Cependant, l’œuvre formellement la plus proche du tableau de Manet est constituée du fragment d’une gravure exécutée au début du XVIe siècle par Marcantonio Raimondi d’après Raphaël, et bien connue des étudiants des beaux-arts. Dans la partie droite de la composition, une nymphe accompagnée de deux dieux-fleuves se tourne vers le spectateur comme le fait Meurent chez Manet. Que celui-ci ait repris ce détail du Jugement de Pâris pour soumettre sa propre peinture au jugement de Paris à l’occasion du Salon est une piste qui ne saurait être complètement écartée. Le goût de l’artiste pour « la blague “corruptriceˮ » est un fait connu, rappelle Françoise Cachin, qui regrettait pour sa part, cent-vingt ans après sa première exposition, que Le Déjeuner sur l’herbe n’atteigne « pas la sérénité d’un grand chef-d’œuvre. »

La faute, selon Cachin, aux « intentions contradictoires » qui s’y accumulent, et qui sont le propre du pastiche (9). Mais si l’on prend au sérieux la volonté prêtée à Manet de faire dériver la peinture moderne de l’ancienne, il convient d’admettre que Le Déjeuner sur l’herbe constitue l’une de ses premières tentatives de mettre à nu la peinture, et l’œil du spectateur avec elle. Le peintre établit là un fait pictural, qui semble épuiser les ressources de l’interprétation informée par l’histoire de l’art.

Manet traite en effet le thème comme un prétexte, comme une mise à l’épreuve du regard qui saura identifier ou non les références qu’il y glisse. Que cette tentative passe par le motif du nu féminin, le plus investi par l’histoire et la morale, et que ce nu là fasse mine de se dédire de son histoire autant que de la morale afin d’affirmer sa présence, prend ainsi valeur de manifeste. Sans doute les censeurs de l’Académie impériale ne s’y sont pas trompés, qui ont vu dans ce retrait de l’art sur lui-même un avertissement adressé aux valeurs de l’époque, et au sérieux risible avec lequel elle entendait les défendre.

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